Hassan Fathy dans son temps, par Leïla el-Wakil, professeur Université de Genève

Né sous le khédive Abbas Hilmi, grandi sous les rois Fouad et Farouk, « auto-exilé » au début du régime de Nasser, puis revenu dans sa patrie natale devenue République Arabe Unie (1958-1961/1971), Fathy connaît encore la présidence d’Anouar el Sadate et meurt sous celle de Hosni Moubarak. La parenthèse grecque, dans l’agence internationale de Constantin Doxiadis (1957-1961) sera l’occasion d’un déploiement de son activité, d’un contact direct avec des interlocuteurs occidentaux, d’une immersion dans tous les possibles de la construction irakienne et pakistanaise et d’une contagion de Chandigarh. Elle laisse sur l’homme d’âge mûr, pourtant bardé de compétentes certitudes et, semble-t-il peu perméable aux influences extérieures, une marque indélébile dont on commence tout juste à mesurer l’importance.

Encensé et célébré, honoré de plusieurs grands prix d’architecture, dont le Grand Prix de la Fondation Aga Khan pour l’ensemble de son oeuvre, c’est l’architecte arabo-musulman qui fut récompensé en lui à la veille de sa mort. Faut-il cependant que l’architecte contemporain le plus connu de l’Egypte ne le soit pas assez encore pour que la recherche et la vulgarisation s’attardent à nouveau ? Relectures, témoignages, nouveaux regards, enseignements réitérés, perspectives inédites : innombrables sont en effet les leçons à tirer de l’oeuvre matérielle et intellectuelle de celui dont la fortune critique fut chahutée. Trop précurseur, trop visionnaire, hors de son temps, voire d’une certaine manière anachronique, il fut incompris. Son oeuvre majeure, le village de Nouveau Gourna, fut mésinterprétée par la réception égyptienne, empreinte de sentiments de superstition, que Taha Hussein, originaire d’un village de moyenne Egypte, dénonce finement dans Le livre des jours.

La nouvelle de l’écrivain égyptien Fathi Ghanem intitulée Al Gabal (1958) porte un tort inestimable à Fathy, récemment mis en évidence par Hana Taragan, dans son article « Architecture in Fact and fiction : the case of the New Gourna village in Upper Egypt » (Muquarnas, 1996). L’impact de cette fiction sera d’autant plus important que l’ouvrage sera porté au cinéma par la suite. Ghanem y stigmatise un ingénieur occidentalisé et orientaliste qui entend dicter aux Gournis un mode de vie dont ils ne veulent pas. Par la bouche d’un de ses personnages, Ghanem critique notamment l’emploi du dôme dans l’architecture domestique, synonyme pour lui (et pour tout Egyptien moyen) d’architecture mortuaire, et montre à quel point l’ingénieur venu du Caire n’a pas compris la mentalité de ses usagers. De toutes les critiques négatives faites à l’encontre de l’expérience-pilote de Nouveau Gourna (1945-1949/52), l’assimilation des maisons du village à de l’architecture funéraire demeure aujourd’hui encore la plus indélébile !

Quelques cent dix ans après la naissance de celui qui fut de la génération de Le Corbusier, Buckminster Fuller, Frank Lloyd Wright, Walter Gropius, le monde contemporain est en train de donner pleinement raison aux principes de technologie appropriée, fondateurs du développement durable, mis en place et théorisés par Hassan Fathy. La conscience de la limite des ressources, le souci de l’économie d’énergie, le retour aux sagesses traditionnelles, la quête d’une architecture située sont des préoccupations aujourd’hui généralisées.

En avance sur son temps par sa lucidité visionnaire, Hassan Fathy appartient néanmoins pleinement au XXe siècle égyptien. Les questions qu’il se pose sont celles qui agitent pareillement beaucoup de ses compatriotes au sortir d’un épisode colonial. Comment répondre aux besoins de la paysannerie, population sur laquelle repose alors l’économie égyptienne ? Comment soustraire les arts et l’architecture à la mainmise occidentale et renouer avec des valeurs nationales ? Comment se réapproprier des savoir-faire locaux et se détourner de la technologie lourde ? La posture de l’artiste implique alors la distanciation et le regard critique vis-à-vis de l’Occident ; valoriser les savoir-faire locaux et les compétences ancestrales, renouer avec le fil d’une civilisation sans pareille, tels sont les objectifs culturels partagés en Egypte une quarantaine d’années avant le phénomène occidental post-moderne. Charles Jenks dans The langage of the post-modern architecture (1975) ne fait que reconnaître et relayer la pensée prémonitoire de Hassan Fathy à un moment où l’Europe et les Etats-Unis mettent pour la première fois en doute le phénomène du Mouvement moderne. Très tôt l’architecte égyptien dénonce le fameux « Style international » dominant porté par les lobbys américains et européens de l’industrialisation du bâtiment.

Le temps des Anglais et un peu au-delà

Historiens et exégètes aiment à étiqueter et mettre en boîte. Souvent les artistes échappent à cette classification. Le Corbusier, champion du Mouvement moderne, conçoit aussi bien les villas Sapin et le cabanon de Roquebrune Cap Martin que les Unités d’habitation. Grand écart entre les gammes néo-vernaculaires et le village vertical, entre la maison des élites et le programme social ? Comme le relève Pierre Bernard dans le liminaire de Construire avec le peuple, l’auteur du plan Obus admire son contraire, la Casbah d’Alger : « Construisant leur casbah, les Turcs avaient atteint au chef d’oeuvre d’architecture et d’urbanisme : Mais les cinquante dernières années de colonisation européenne ont aboli les richesses naturelles avoisinantes et pétrifié sans remords, en désert de pierrailles, la ville neuve dont les maisons serrées se penchent sur des rues bruyantes. » Tout comme Le Corbusier, Fathy se mesure aux programmes les plus extrêmes, concevant une architecture germée du terreau comme une plante. Dans cette perspective, la mise en lumière du jeune Hassan Fathy, celui d’avant le « gourou » en abaya, casse l’image monolithique au profit d’une plus juste complexité.

Formé à l’Ecole Polytechnique au Caire, un nid de professeurs étrangers, particulièrement anglais, et issu d’une famille bourgeoise aisée, comme il est d’usage de le répéter, Hassan Fathy passe les dix premières années de sa carrière en travaux d’une grande variété typologique et formelle qui ne laissent encore en rien présager le travail qui sera le sien par la suite. Ces projets tantôt qualifiés de Beaux-Arts, tantôt d’Art Nouveau, tantôt de Déco, n’ont que relativement peu intéressé les chercheurs jusque-là, qui tendent à faire le focus sur le travail de maturité et de vieillesse. Pourtant ces dix premières importent en ce qu’elles reflètent de jeu d’influences, avant le basculement et l’amnésie, Fathy s’efforçant d’oublier tout ce qu’on lui avait appris dans le sérail académique, largement sous influence occidentale et en particulier de la célèbre école de Liverpool, bientôt gouvernée par Charles Reilly.

Comme tout jeune architecte Hassan Fathy cherche appui et commandes auprès des membres de sa famille et de ses amis. Il signe seul ou avec Ahmed Hosni, un condisciple de l’Ecole Polytechnique, quelques projets de villas à construire à Dokki ou à Giza, sur la route des Pyramides, dans ces nouveaux quartiers résidentiels qui surgissent aux portes du Caire et qui se lotissent en suburbs pour une clientèle égyptienne aisée. Le matériau de ces architectures est le béton armé dont on voit avec quelle peine et quelle maladresse parfois Fathy en dresse les plans de détails. Les maisons largement extraverties s’ouvrent sur la rue et sur leur jardin selon l’usage occidental. Certaines sont des villas à appartements, une typologie fréquente en Egypte qui permet le regroupement familial si important culturellement. D’autres sont de minuscules « folies » pour actrices, chanteuses ou danseuses, dans un pays de la liberté des moeurs et du féminisme initié par la légendaire Hoda Chaarawi. Ces maisons comportent des dispositifs et agencements intérieurs à la mode, comme le duplex ou le bar américain, des équipements Ideal Standard ; Fathy multiplie les salles d’eau, ce qui lui vaudra un litige avec la famille Monasterly, dans leur demeure des bords du Nil construite en 1950, en raison des surcoûts occasionnés par tout ce luxe sanitaire !

C’est dire que les bâtiments de jeunesse de Fathy ne diffèrent pas fondamentalement de ceux des autres architectes égyptiens ou étrangers des années qui précèdent les nouvelles revendications identitaires de l’indépendance du pays et la pénurie matérielle de la Seconde Guerre mondiale. Le jeune architecte remplit son carnet de commandes de villas jusqu’à Alexandrie, d’une école dans le Delta, d’un casino en face de la gare centrale de Bab el Hadid, construite depuis une génération à peine, de quelques immeubles, l’un même prévu pour abriter le siège du journal Abu el Hol & Al Sabbah sur l’importante artère de Dakhaleyia.

Dans cette Egypte occidentalisée et très cosmopolite, Fathy, qui n’est ni coiffé du tartour, ni du tarbouche, porte le costume avec élégance. Rien ne laisse présager, en cet homme mince et séduisant, de petite taille, fumant la cigarette, le vieillard en abaya immortalisé cinq décennies plus tard sur la terrasse de la maison de Darb el Labbana, au pied de la Citadelle. Son agence a pour adresse le Bittar Building, puis le quartier de Bab el Louk. Citadin aisé de la capitale, il se comporte en effendi, appréciant les distractions et plaisirs venus d’Europe, déjeunant chez Groppi, le pâtissier suisse de la place Soliman Pacha. Le menu à l’occidentale comporte « Vol au vent à la Reine » et « rôti de veau roulé » avec ses pommes de terre rôties. Nous sommes loin de mahshis et de la mouloukheya ! Dans la cour de sa maison de terre de Nouveau Gourna, il fait jouer pour quelques invités de la famille royale du Rachmaninov sur son gramophone Edison. Ce comportement occidental le rapproche de l’archéologue allemand Max von Oppenheim, qu’une exposition récente du Pergamonmuseum vient de montrer, assis devant sa tente, dans le désert syrien de Tell Halaf, entouré de ses ouvriers de fouille recueillis autour du gramophone.

Le basculement de l’indépendance

Perçu comme une réincarnation de Toutankhamon, le jeune roi Farouk est intronisé en 1936 à l’âge de seize ans. Cette accession au trône et la signature des accords de Montreux marquent véritablement la fin du protectorat britannique instauré en 1914, partiellement levé en 1922. Une conscience sociale se fait jour auprès des élites. Fathy est entraîné dans le mouvement de réflexion de l’intelligentsia égyptienne sur la question de la Réforme de la campagne égyptienne (Islah al-rif al-misri), une question fondatrice de l’identité nationale égyptienne, qui fait l’objet du premier discours du Trône prononcé par Farouk. L’architecte se rappelle ses premières amours et son désir d’agriculture. Il raconte avec humour dans Construire avec le peuple : histoire d’un village d’Egypte comment il a été éconduit, lors de l’examen d’admission à l’Ecole d’agriculture, pour avoir répondu que la croissance du maïs durait six à sept mois au lieu des six semaines effectives. L’occasion s’offre à lui désormais de travailler dans son domaine de prédilection : la campagne égyptienne fantasmée. De cette époque datent aquarelles et gouaches où surgit du désert cette architecture germée, émanation de la nature égyptienne. Ces peintures qui doivent tant à l’art de la Sécession – Joseph Maria Olbrich pourrait avoir tenu le pinceau – emmènent le spectateur dans un univers oniriquecultivé, empli de réminiscences pharaoniques ; une nouvelle mythologie de la campagne égyptienne, peuplée de bufflesses et de flamboyants, voit le jour. Un rêve de campagne idéalisée, aseptisée, désodorisée, un Eden disparu et à (re)conquérir, conquête à laquelle Fathy consacrera désormais l’essentiel de son savoir-faire et de son énergie.

Les thématiques de la ezbah et du village-modèle deviennent un sujet social prioritaire qui distingue et rapproche à la fois l’Egypte de l’Europe, cette dernière travaillant à améliorer les conditions de vie ouvrière à travers les nombreuses expériences de logement-modèle qui tournent autour de la thématique des Siedlungen. Plusieurs architectes égyptiens étudient ces questions à la fin des années ’30 et au début des années ‘40, parmi lesquels Sayyed Korayem, rédacteur de la revue Al-Imâra et grand champion de l’architecture moderne en Egypte, Moustapha Fahmy, professeur de Fathy à l’Ecole Polytechnique et champion du revival islamique, l’ingénieur-architecte Mohamed Abdel Gawad, ou encore l’ingénieur Abdel Aziz Abaza.

Le récit légendaire de Construire avec le peuple : histoire d’un village d’Egypte pourrait donner à penser que Fathy redécouvre seul la technique millénaire utilisée par les paysans égyptiens pour bâtir leur maison : « … le paysan a bâti sa maison avec de la boue, ou des briques de boue, qu’il a extraites du sol et séchées au soleil. Et là, dans chaque taudis, dans chaque maison croulante, se trouvait la solution à mon problème. […] Pourquoi ne pas utiliser ce matériau tombé du ciel pour nos maisons de campagne ? » s’interroge Fathy. Or, la question matérielle et constructive qu’il pose, il la partage alors avec beaucoup de ses contemporains. En 1939 Fouad Abaza Pacha prône lui-même les vertus de la terre crue après l’avoir vue employée en Californie et en Arizona, où le climat ressemble beaucoup à celui de l’Egypte. Le génie de Fathy, auquel il ne faut rien retirer, sera d’élever la technologie de la brique crue au rang d’architecture.

Frappé par l’architecture vernaculaire contemporaine nubienne, c’est à construire des maisons intégralement en terre qu’il aspire, encouragé par les propos tenus par Fouad Abaza Pacha. La solution constructive est découverte en Nubie, dans le village de Gharb Assouan qui vient d’être reconstruit avec la technique de la « voûte nubienne » lancée dans l’espace sans cintre ni échafaudage. C’est une tradition toujours vivante, simple, que pourront s’approprier les villageois ; un maçon apprendra aux habitants à construire seuls leur maison. Cette expérience collective sera de nature à créer un sentiment d’auto-suffisance et de solidarité dans un village. Dès lors, c’est à réaliser des maisons intégralement en terre crue, lisses et homogènes comme des poteries, que Fathy s’efforce.

Il fait ses premières armes pour la Société royale d’agriculture, présidée par Fouad Abaza Pacha, et pour quelques propriétaires terriens comme Hafez Afifi Pacha, directeur de la Banque Misr, ou Mirrit Boutros Ghali, politologue de génie, ministre de l’Agriculture entre autres activités. Henri Habib Ayrouth, dans Moeurs et coutumes des fellahs (1938), relate l’expérience menée par la Société royale d’Agriculture dès 1934 à Bahtim, au nord du Caire. Les premières expériences de ezbeh-modèles en briques et béton ou terre crue et carreaux de pierre sur charpente s’avèrent trop coûteuses pour être généralisées. Dans cette course à l’économie, Fathy conçoit en 1940 la ezbah Abu Ragab : ferme, étable à gamousa, pigeonnier conique, grenier à céréales couvert de coupoles, pour lesquelles il redécouvre la technique nubienne en chaînette, sont intégralement en terre crue. Les prix défient toute concurrence : la technologie de la coupole et la voûte nubienne, qui deviendront l’alpha et l’omega de l’architecture de Fathy, offrent une économie maximale. Alors que se propage en Europe le toit plat, corollaire du béton armé et emblème de la modernité, Fathy se réapproprie à Bahtim une technologie ancestrale pour la propulser vers l’avenir comme emblème d’une architecture moderne arabe.

La renommée internationale

L’accession au pouvoir de Gamal Abdel Nasser en 1952, l’échec avéré de Nouveau Gourna en Egypte, suivi de la démolition de la grande maison d’Aziza Hassanein (Maadi) à peine construite conduisent Fathy à se résoudre à quitter un pays où il n’est décidemment pas prophète. Constantin Doxiadis l’invite à rejoindre son agence à Athènes à la fin de l’année 1957. L’ékistique s’apparente à la conception holistique de l’architecture de Fathy. Mais l’apôtre de la terre crue est soumis aux exigences de la préfabrication de masse. Les objectifs divergent. Nasser fait rappeler Fathy au pays via le ministre de la culture égyptien Sarwat Okasha, indéfectible soutien de l’architecte. Auréolé du prestige lié à son expérience hors de l’Egypte, fortifié des nombreux contacts internationaux tissés dans l’agence grecque, Fathy reçoit enfin la considération de ses compatriotes. Quand bien même le village paysan demeure sa priorité, on le consulte sur les programmes touristiques, sur la question urbaine ou sur la problématique patrimoniale ; architecte égyptien du monde arabe, il diversifie sa clientèle. Le royaume d’Arabie Saoudite, le sultan d’Oman, les souverains du Koweït s’adressent à lui pour des programmes publics ou privés.

Le best-seller Construire avec le peuple : histoire d’un village d’Egypte (1970), traduit trois ans plus tard en anglais sous le titre Architecture for the Poor (1973) établit en la figeant la renommée internationale de Hassan Fathy. Il propulse le récit de la construction de Nouveau Gourna au rang d’épisode légendaire exemplaire dont notamment l’exposition et l’ouvrage de Bernard Rudofsky au Museum of Modern Art de New York, Architecture Without Architects: A Short Introduction to Non-pedigreed Architecture (1964), ont préparé la réception. L’architecte aux multiples facettes se fossilise ; son oeuvre se réduit à un unique haut fait architectural. Seul un patient travail historique sur les sources est à même d’exhumer Hassan Fathy de cette ornière de terre crue.

el-Wakil Leïla, « Hassan Fathy dans son temps », in Serge Santelli (ed.), Hassan Fathy, une ambition égyptienne, Le Caire : Institut Français d’Egypte, 2011, p. 13–19.

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